Une rencontre, des propos, avec la députée Hager Ben Cheikh Ahmed
Hager Ben Cheikh Ahmed fait sans doute partie des ces êtres valeureux, qui, très jeunes, ont pris conscience que le temps est une des plus belles matières à fructifier. Dès 19 ans, elle s’est investie dans chaque instant. Ainsi, lorsqu’on se penche sur son C.V, ses diplômes, ses titres, ses innombrables engagements et initiatives s’additionnent naturellement. Pour n’évoquer que quelques uns, Hager Ben Cheikh Ahmed est Juriste-universitaire et a enseigné à la faculté de droit de Tunis. Diplômée de l’Académie Internationale de Droit Constitutionne, elle est chercheur sur le droit international, juridictions internationales et droit constitutionnel comparé à L’« U.R » (Unité de Recherches).
Elle a été également Experte et formatrice en justice transitionnelle. En 1989, elle entame une carrière médiatique à la radio, comme animatrice- productrice sur Radio Tunis Chaine Internationale. Elle initia ensuite une émission politique sur Radio Express fm. Militante par ailleurs auprès de la société civile, elle a été nommée membre du jury du « Prix de la meilleure production médiatique sur la femme », décerné par l’O.F.A (organisation de la femme arabe).
En politique, Hager Ben Cheikh Ahmed est depuis septembre 2016 Députée Afek Tounes à l’Assemblée des Représentants du Peuple. Ces dernières semaines, elle a manœuvré pour l’adoption de la loi contre la violence faite aux femmes par l’assemblée Nationale. Cela représente un tournant important dans l’histoire de la législation tunisienne. Cette députée hors norme a t-elle été à temps au rendez-vous de sa propre histoire ? Dans la plus grande simplicité, elle a eu l’amabilité de répondre à certaines questions. Entretien.
Face à l’assemblée Nationale, vous avez réussi, ces dernières semaines, à tenir le cap et faire admettre la nouvelle loi sur l’égalité des femmes et leurs droits à la dignité sociale, professionnelle, personnelle et sexuelle. La loi et la justice pour tous sont incontestablement la colonne vertébrale de tout pays qui se respecte. Quel est votre regard sur l’événement ?
Une véritable démocratie est bâtie sur un Etat de droit et des institutions. En effet, la loi et la justice sont l’ossature de ce système. La loi est l’expression de la volonté générale (expression si chère à Carré de Malberg et qui désigne le fait que la loi émane d’un organe législatif élu par le peuple par suffrage universel), et à ce titre elle s’applique à tous et nous sommes tous – en tant que citoyens – égaux devant la loi. Cependant, nous ne sommes pas tous égaux DANS la loi, car les lois peuvent être injustes et discriminatoires parfois, alors que dans un Etat de droit (dawlet al haq et non dawlet al qanoun comme on le traduit si mal en arabe) nous sommes censés réaliser une égalité parfaite devant la loi et dans la loi, pour consacrer un idéal de justice et d’équité.
C’est pour cela que le vote de la loi organique contre la violence faites aux femmes est une grande avancée législative. C’est un tournant historique ! Cette loi a suscité un débat équivalent à celui du code du statut personnel en 1956, car on a enfin admis qu’il fallait pénaliser les violences, physiques comme morales, et notamment celles qui sont exercées par des proches. Ce qui est capital pour moi, c’est d’avoir admis également la pénalisation de la violence morale, dont j’ai parlé dans une bonne partie de mon intervention à l’ARP, qui est souvent silencieuse et qui conduit à des dérives physiques et morales graves, et je pense que c’est pour cela que bon nombre de femmes s’étaient identifiées à mon discours ce jour là. Car dans la violence, il y a ce qu’on voit et ce qu’on raconte, et puis il y a ce qu’on ne dit pas et qui est enfoui, qui peut être plus préjudiciable qu’une gifle. Les blessures de l’âme sont dures à supporter pour les femmes seules.
Mais il reste beaucoup à faire si on veut aboutir à consacrer l’égalité DANS la loi, et si on veut consacrer l’égalité telle qu’elle a été conçue et consacrée dans la constitution de 2014. En effet, on doit se pencher sur l’égalité dans l’héritage, sur la liberté de choisir son époux quelle que soit sa religion, sur la tutelle parentale, sur la notion de chef de famille, et tant d’autres aberrations législatives qui diminuent les droits des femmes, et les réduisent à un statut d’inégalité législative et sociale J’ai considéré que le débat lancé autour de cette loi organique contre les violences faites aux femmes, équivaut eu égard à son importance et son impact sur les comportements sociaux, au débat sur le code du statut personnel en 1956. Car elle remet en cause des pratiques sociales, et judicaires aussi (marier une victime avec son violeur par exemple), ancrées dans la société. De les discuter, de les remettre en cause, puis de les supprimer ou réformer, est en soi une grande victoire.
Ce dernier succès que vous remportez avec votre équipe et tous ceux qui vous ont soutenue, ne vous a pas égaré. Vous avez déclaré au cours d’un de vos derniers entretiens, je cite : « Je refuse toute récupération politique sur ce combat des femmes », cette lutte, portée par des femmes et des hommes, n’a apparemment que trop duré ?.
Effectivement! Je pense que nul ne peut se targuer de dire, « je suis l’artisan de ce projet », ni prétendre que ce projet est le sien. Cette loi est l’aboutissement d’un long processus auquel ont contribué des hommes et des femmes. Et l’histoire n’est pas ingrate, elle sait reconnaître les efforts des uns et des autres, mais ce projet n’est le projet de personne en particulier.
Quand je pense aux droits des femmes, quand je dois intervenir sur le droit des femmes, ou quand on me pose la question lors de conférences à l’étranger, je réponds spontanément, que l’histoire tunisienne est essentiellement féminine. Bien sûr il y a les figures qui ont marqué l’histoire, Elyssa la fondatrice de Carthage, Arwa la kairouanaise, Aziza Othmana, Lella Kmar qui a laissé son empreinte en politique sur trois générations, les militantes du mouvement national dont Radhia Haddad.. Toutes ces femmes ont quelque part marqué notre histoire.
Quand je pense au féminisme, je pense surtout à ceux qui ont porté les idées libératrices de la femme. Je pense essentiellement à Tahar Haddad, homme éclairé et en avance sur son époque, puis un peu plus tard , au leader Habib Bourguiba, qui a réussi à introduire des idées révolutionnaires pour un pays arabe et musulman, en faisant promulguer par l’Assemblée Nationale Constituante le code du statut personnel, bien avant la constitution du pays. C’est dire toute l’importance que revêtent ce texte et toute l’importance du statut des femmes pour bâtir une société démocratique. Au lendemain de l’indépendance, le leader Habib Bourguiba a compris très vite qu’il n’est point de société démocratique dans laquelle les femmes ne jouissent pas de leurs droits, et ne sont pas des citoyennes égales à l’homme en droits et devoirs.
Cette nouvelle loi marque ainsi un tournant important dans l’histoire législative et dans celle de la femme en Tunisie ?
Cette nouvelle loi contre la violence à l’égard des femmes, équivaut du point de vue de son importance et de son impact sur la société – au code du statut personnel. Elle marque un tournant décisif dans l’histoire législative et celle du féminisme en Tunisie. Elle constitue le parachèvement d’un long combat marqué sur plusieurs générations. C’est pour cela que j’avais dit que je refuse toute récupération politique. C’est une loi à laquelle ont contribué plusieurs générations de militantes sur plusieurs décades, depuis les militantes du mouvement national, en passant par les militantes de la société civile, à des degrés divers et des champs divers il est vrai, mais aussi les citoyens et citoyennes qui y ont cru , qui ont soutenu et défendu le projet, les députés qui ont débattu, discuté, amélioré, proposé, défendu ce projet de loi, mais encore les fonctionnaires des différents ministères qui y ont contribué comme des chevilles ouvrières, les journalistes qui ont fait la propagande du projet et sensibilisé l’opinion publique à l’importance de cette loi pour la société.
Certes, l’idée fut lancée en 2007, mais pareil que pour le code du statut personnel en 1956, cette loi n’aurait jamais pu voir le jour s’il n’y avait pas eu une réelle volonté politique de la faire adopter. Car de 2007, ce projet ne passera en conseil des ministres qu’en 2015 lors du gouvernement de Habib Essid. A l’époque, de grands débats de société avaient été ouverts après les élections de 2014 pour préserver les acquis et valoriser le projet sociétal. Je pense que c’est chacun d’entre nous, qui à sa manière, ou grâce à sa position, a permis à ce grand projet de voir le jour.
Qu’est-ce qui s’est vraiment passé lors de cette dernière adoption de loi ? Assistons-nous à un changement de mentalité ?
Nous avons a du mal à voir parfois que notre échelle de valeurs a changé ou en tout cas est en train de changer. En effet, certaines lois sont séculaires et inadaptées à notre réalité qui bouge et qui bouge beaucoup depuis la révolution. Certes, le commun des tunisiens demeure conservateur dans sa réflexion, mais dans l’ensemble les femmes ont gagné beaucoup de terrain et acquis plus de liberté. Car la liberté ne se donne pas, elle s’arrache. Personne ne va venir vous l’offrir sur un plateau d’argent, il faut toujours travailler dur pour gagner et mériter des points.
Quand à la mentalité, malgré les efforts fournis par l’Etat et la société civile, que ce soit dans les programmes scolaires, ou autres programmes éducatifs, ou dans les médias, notre société continue de reproduire le même modèle sociétal, basé sur la discrimination entre les sexes. Les filles et les garçons ne portent pas la même couleur, ne pleurent pas de la même manière, ne jouent pas aux mêmes jeux, ne sont pas initiés aux mêmes activités, et pire encore dans certains milieux on les séparera dans les files d’attente, dans les salles de sport ou les piscines, dans les fêtes et les mariages, et dans tout lieu dans lequel la société reproduit, sans s’en rendre compte, le même modèle sociétal basé sur ces discriminations, au point qu’on ne se pose même pas la question si c’est juste ou pas. Le jour où on abolira toutes ces discriminations, alors on pourra dire que les mentalités ont évolué.
Avez-vous évité certains écueils et pièges au cours de ce dernier bras de fer? Si oui lesquels ont été les plus difficiles ?
Certainement. La question de l’article 227 et 227 bis. Le mariage de la victime avec son violeur est un débat qui a fait couler beaucoup d’encre. Il était donc essentiel pour nous (et ça a été proposé par notre groupe parlementaire, un âge minimal de la majorité sexuelle) de fixer un âge minimal pour la majorité sexuelle, en dessous duquel, tout rapport sexuel – même consenti – serait considéré comme un viol. Cette démarche aussi visait à éviter qu’on marie de force les fillettes victimes d’agressions sexuelles. D’abord, pour préserver les droits de la victime, ensuite pour ne pas instituer une sorte d’impunité pour le violeur, et enfin, parce que le mariage est une institution sérieuse et qu’on ne marie pas une enfant en âge d’aller à l’école et de jouer.
Evidemment cela n’a pas beaucoup plu aux conservateurs de l’ARP, qui y ont vu un article instituant pour la libération sexuelle. Je pense que c’est l’article qui nous a pris plus de temps et d’énergie, car ce sont deux projets de société différents, et vouloir chercher le consensus était une tâche difficile, mais finalement nous y sommes arrivés. Il fallait arriver à convaincre les conservateurs, sans rien concéder sur les droits fixés dans le nouvel article.Il y a aussi la question de l’incrimination de l’inceste sous toutes ses formes, aussi bien pour le garçon que pour la fille, et qui constitue également une grande avancée juridique.
La violence, n’est elle pas, d’une manière générale, inhérente à l’expression de sa société ? Pour neutraliser la notre, quels seraient selon vous nos meilleures solutions ?
Je ne sais pas s’il y a des sociétés plus violentes que d’autres. Moi je pense que la violence est plutôt individuelle. Mais probablement que le milieu familial et social y jouent un rôle, mais il n’y a aucune hypothèse qui soit scientifiquement prouvée dans ce sens. Beaucoup naissent violents, au grand désespoir de leurs proches, d’autres le deviennent au cours de leurs vies.
Pour combattre la violence, il ne faut surtout pas utiliser des méthodes radicales. Il faut privilégier la communication, l’écoute, l’amour, la tendresse qui sont pour moi des moyens pour canaliser la violence. Après il y a un grand travail à faire en société, et je pense que sur ce plan, la société civile contribue énormément au dialogue, à aider les jeunes à ne pas sombrer dans la délinquance et la violence, et aide surtout à la réinsertion sociale. Le dialogue constitue à mon sens, un outil important pour canaliser les énergies négatives et aider les personnes à dépasser leurs accès de violence.
Vous savez habilement compartimenter vos sujets sans les dissociez. Ce qui vous accorde, me semble-t-il, une plus large vision des choses ?
Tout à fait, dans ma vie tout est ordre, même si parfois je laisse s’installer un peu de désordre pour mieux ranger ensuite. Pour mieux m’organiser. Dans ma tête, mes idées, mes idéaux, mes projets, mes combats sont classés par ordre de priorité, et je dédie à chaque chose le temps et l’énergie qu’il faut. Je ne néglige rien, mais je ne laisse rien au hasard, et ne remets jamais au lendemain ce que je peux faire le jour même. Je ne choisis pas mes combats, je les mène parce qu’ils s’imposent à moi et que je ne démissionne jamais quand un combat me défie, je le mène jusqu’au bout avec courage, objectivité et détermination. Je brandis mes principes comme un étendard, car je ne m’en défais jamais, même si par ailleurs, j’ai une vie partisane. Mais avoir une vie partisane ne veut pas dire aliéner ses libertés de pensée et d’expression.
Cette indépendance d’esprit et ce sens de l’engagement m’accordent en effet, la possibilité d’évaluer les choses avec un angle de vue plus large et plus objectif. Et puis au fil du temps, les gens ont appris à me connaitre et à tracer mon profil, au point que parfois ce sont eux qui m’orientent vers les causes à défendre. Quelques fois je me sens épuisée, je me sens en éternel combat, une guerre sans fin, où l’Homme, le citoyen est au centre. En effet, j’ai fait des droits et libertés individuelles, y compris le droit à la différence, un combat pour lequel je me passionne et me dévoue. Comme à la guerre, les guerriers se reposent puis repartent de plus belle, et n’ont de cesse qu’au bout d’une victoire ou une perte. Moi, je ne m’avoue jamais vaincue, je me bats jusqu’au bout de mes convictions, de mon intuition, jusqu’a la victoire ou jusqu’au dernier souffle.
Comment envisagez-vous, aborder dans le futur, dès aujourd’hui, notre société ? Que feriez-vous en premier et quelle serait la chose la plus urgente à rétablir afin qu’elle soit de nouveau dans la confiance ?
J’ai toujours été une optimiste-née. Car l’optimisme donne des ailes pour avancer. Je ne m’avoue jamais vaincue, et je suis de ceux qui pensent qu’on ne peut avancer dans la vie, sans se nourrir d’espoirs et d’espérance. Je ne pense pas qu’il faille apprivoiser la société, car en réalité, il n’y a jamais eu de ruptures. Il y a seulement eu des malentendus ou des discordes. Après maintes péripéties politiques depuis 2011 et plusieurs déceptions vécues par les citoyens, je pense aujourd’hui qu’il est urgent de rétablir la confiance avec la classe politique, avec les gouvernants, avec les institutions de l’Etat. La confiance n’est pas un chèque en blanc, elle se construit brique par brique, et comme en amour, elle a besoin de preuves au quotidien pour grandir. Une fois perdue, il faut tout réédifier depuis le début. Cette rupture de confiance, après des promesses électorales non tenues ou des actes politiques décevants pour une société progressiste, la confiance s’effrite et se perds et il est impératif de la rétablir par des preuves au quotidien.
Les récentes actions du gouvernement dans la lutte contre la corruption, le courage et la détermination avec lesquels le gouvernement s’en allé en guerre contre un fléau qui a gangréné le pays, est précisément le genre d’acte politique censé rétablir la confiance. Cela s’est très vite ressenti dans les sondages et chez l’opinion publique. Pour un politique, il n’y a pas de répit. L’arène politique est en éternel combat. Seuls y résisteront ceux qui n’ont rien à se reprocher et qui ont le courage d’aller jusqu’au bout de leurs convictions. C’est de ces hommes et de ces femmes que nous avons besoin pour bâtir la Tunisie nouvelle, celle de la démocratie, des droits de l’Homme, celle de l’Etat de droit et des institutions.
C’est pour cela qu’après avoir voté la loi organique contre les violences faites aux femmes, j’ai déclaré que le combat ne faisait que commencer.
Entretien conduit par Kalthoum Jemaïl
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