Médicaments : Chronique d’une grave crise annoncée. A. Zaghdoudi s’explique  

Depuis quelque temps, les laboratoires pharmaceutiques innovants sont en train de se désinvestir de la Tunisie.  Le Syndicat des entreprises pharmaceutiques innovantes et de recherche (SEPHIRE) explique les raisons de ces départs consécutifs à un moment où divers médicaments vitaux sont en manque dans le pays. Amine Zaghoudi, présidient du bureau exécutif du Sephire nous éclaire.

Avant tout qu’est-ce que le Sephire ?

 Fondé en 2011, le Séphire est un syndicat professionnel qui rassemble vingt laboratoires pharmaceutiques de recherche et de développement. De droit tunisien, il représente  plus de 2000 emplois et œuvre pour l’accès aux médicaments innovants. Il porte la voix du secteur auprès des autorités et du grand public dans le respect des codes de conduite conformes à l’éthique de la profession.

Comment est généré le chiffre d’affaires de ces laboratoires ?

 40% du chiffre d’affaires total de ces laboratoires innovants en Tunisie, est généré par la fabrication dans notre pays, que ce soit par leurs propres unités de fabrication, des sous-licences ou des contrats de sous-traitance. Ce partenariat des multinationales avec l’industrie locale  date depuis 1990.  Il a largement contribué au transfert technologique en Tunisie et représente pour un nombre important d’industries locales, une part importante de leurs activités.

Une crise germe depuis quelque temps entre les autorités de santé et vous… Mais que se passe-t-il ?

 Depuis plus de six ans, le Sephire avait prévenu les autorités de santé tunisiennes qu’une grave crise du médicament risquait de se produire si le gouvernement ne prenait pas des mesures courageuses, immédiates et concrètes pour réviser le financement du secteur de la santé. Hormis le fait que les laboratoires innovants ne sont plus payés dans les délais et que ce retard ne faisait que s’aggraver, d’autres mesures systémiques auraient dû être prises.

Quelles sont ces mesures « non prises » malgré les promesses positives ?

 Entre promesses non tenues et rendez-vous non respectés, les difficultés se sont amoncelées et nous arrivons maintenant à un niveau de pénurie de médicaments sans précédent  aggravé sans doute par le désinvestissement de certains laboratoires innovants, qui aujourd’hui fournissent en valeur, deux tiers des médicaments dans le secteur hospitalier, un tiers dans le secteur officinal  et que 52% des médicaments fournis par nos laboratoires n’ont pas d’équivalent sur le marché local.

En plus, nous constatons des départs de multinationales  depuis quelque temps…

 D’ici fin 2022, trois multinationales se désinvestissent en effet de la Tunisie et d’autres pourraient suivre en l’absence de mesures urgentes.

Quel sera l’impact de cette décision ?

Cette annonce fragilisera encore plus la situation. Une situation déjà extrêmement critique de l’approvisionnement des médicaments en Tunisie où plusieurs produits sont déjà en rupture de stock ou en tension d’approvisionnement.  Ces départs représentent une perte d’investissements directs dans le pays que ce soit en termes de main d’œuvre, de production, d’expertise, de formation et de transfert technologique.

 Le retard de paiement est-il l’unique raison du départ des multinationales pharmaceutiques ?

 Les 750 MTND que le gouvernement tunisien doit à travers la Pharmacie centrale de Tunisie (PCT) aux laboratoires innovants, est loin d’être la seule raison. Ces laboratoires ont prouvé une patience exemplaire depuis plus de sept ans, dans l’espoir de voir la situation améliorée,  que les autorités de tutelle trouveraient des solutions concrètes. Quelle entreprise tunisienne pourrait démontrer cette résilience devant une telle situation délétère ?

Mais il y avait pourtant eu une promesse de règlement ? Qu’en est-il aujourd’hui ?

 Justement. Depuis juin 2022 et malgré les promesses non encore tenues par le gouvernement de verser effectivement à la PCT un fonds de 200 MTND, préconisé dans la loi de Finances complémentaire 2021 afin de sauver cette entreprise publique, la situation n’a fait qu’empirer.

Les prémices d’un geste positif malgré tout…

La portée de ce geste reste très insuffisante pour améliorer significativement le niveau critique de la situation du crédit quand le délai de paiement est à une moyenne de 14 mois.

Pourquoi la situation actuelle en est-elle arrivée là ?

 A part les défauts de paiement par la PCT qui rappelons-le, est le seul vecteur d’import de médicaments en Tunisie, d’autres problèmes tout aussi importants ont poussé les laboratoires à se désinvestir de la Tunisie.

Quels sont ces problèmes ? 

A l’échelle de l’Afrique du Nord et Moyen Orient, la Tunisie est le dernier pays en termes d’accès aux médicaments innovants, voulant dire que très peu de médicaments innovants ont pu avoir leur Autorisation de mise sur le marché (AMM) et leur remboursement sur les dix dernières années. Les temps d’enregistrement de nouveaux médicaments en phase de mise sur le marché est anormalement long. Pour donner un ordre d’idée, il peut atteindre plusieurs années en Tunisie (une moyenne de 4 à 6 ans), alors que dans certains pays voisins, ce délai ne dépasse pas les neuf mois et seulement quelques semaines dans certains pays arabes du Moyen Orient. Une lourdeur administrative qui ne fait que s’aggraver sur les dernières années. A titre d’exemple, les commissions gérées pat le Ministère de la Santé et le Ministère des Affaires Sociales,  la commission spécialisée (intérêt thérapeutique du médicament), ou le comité technique (qui accorde les AMM) ou bien encore la commission de révision de régime de base de l’assurance maladie (remboursement des médicaments). Toutes ces commissions ont du mal à être tenues.  Ajoutons à cela, la protection de la propriété intellectuelle et des brevets n’est pas respectée en Tunisie

Après cet état des lieux, existe-t-il des solutions pour le retour à la normale de l’approvisionnement en médicaments ?

 Je reste confiant, le Comité exécutif du  Sephire confirme une nouvelle fois, ce que pourraient être les solutions à mettre en place pour alléger la crise, entre autres, mobiliser des fonds pour réduire la dette de la PCT envers ses fournisseurs avant la fin de l’année 2022 et donner une feuille de route pour absorber toutes les dettes avant la fin de 2023. Il faudrait également réduire les délais de l’octroi de l’AMM en réactivant les comités technique et les commissions spécialisées.Il faudrait aussi établir une séparation de l’AMM du prix et le rattacher plutôt au remboursement en attendant la mise en place effective de l’Agence du Médicament et finaliser les projets de digitalisation.

Il parait également que les textes de lois sont obsolètes ?

La révision des textes de lois dont certains datent des années 70 est urgente pour accélérer l’entrée sur le marché des innovations, protéger les brevets et la propriété intellectuelle.

Penser un nouveau système de santé ?

A court et moyen terme, il deviendra indispensable de réfléchir surtout au financement du système de santé pour ne pas retomber sur les mêmes problématiques. Ces décisions doivent se prendre tout en haut de la pyramide du gouvernement et impliquer un Conseil ministériel restreint regroupant les ministères impliqués tels que la Santé, les Affaires Sociales, le Commerce, l’Industrie et les Finances…

Il s’agit ici d’une  véritable batterie de solutions…

 Cette batterie de solutions courageuses et incontournables, permettra de revenir à une situation normale d’approvisionnement de médicaments, de maintenir et d’attirer les investisseurs étrangers importants pour le développement de l’industrie pharmaceutique locale, pour la formation de nos experts, pour les transferts de technologies et pour la création d’emplois à forte valeur ajoutée.

 

 

 

 

 

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