Yvan Navaï « Quand je ne joue pas mes doigts s’agitent… Ils sont en manque… »

Le pianiste franco-iranien Yvan Navaï, est le fils prodige de Sylvie Forestier et de Patrick Navaï, eux-mêmes poètes, musiciens et artistes-peintres. Dès le premier abord, il y a de nombreuses années, il m’a impressionné au suprême degré, émerveillé, fasciné par son génie musical. Sa maman m’avait raconté son prodigieux chemin vers le piano dont il joue avec une virtuosité rare. Enfant, il était doué d’une singulière sensibilité auditive précoce. Très vite, ses oreilles captaient toutes sortes de sons naturels, chants des oiseaux à la forêt, roucoulements des pigeons, clapotis de l’eau, bruissement des branches des arbres ou encore murmure du vent. Même les sons les plus discrets et les plus compliqués n’échappaient point à sa très fine ouïe. Il les reproduisait aussitôt par des cris et des sifflements, puis par les touches de ses premiers instruments de musique : le piano, le trombone, la trompette, l’accordéon et le Santour (santûr, santoor, santur, santouri ou encore santîr) du pays du grand-père iranien. Sa première professeur de musique la compositrice Danielle Rossetti, avait depuis qu’il n’avait que 10 ans qu’il allait être un virtuose du piano dont il joue chaque jour de longues heures, sans relâche, sans fatigue. Nous l’avons rencontré à Paris où il vit et joue. Entretien.
Comment êtes-vous venu à la musique et précisément au piano ? Pourriez-vous nous parler des grandes étapes de votre parcours ?
Je suis venu à la musique car il y avait un piano à la maison et mon père en jouait en amateur de temps en temps. Et ma mère avait étudié la guitare classique au conservatoire Candela. Mes parents qui adoraient la musique écoutaient du classique, du jazz et des mélodies du monde entier. Mais les sonorités du piano m’attiraient car c’est un instrument complet. Il faut dire que depuis ma plus tendre enfance, j’étais fasciné par les sons. J’ai commencé les cours avec cet instrument avec deux professeures. Mais comme je préférais jouer d’oreille tous les morceaux, cela les contrariait, même si elles me reconnaissaient la justesse d’exécution et une grande mémoire musicale.
Jusqu’au jour où j’ai rencontré une professeure compositrice, Danielle Rossetti. Elle avait l’oreille absolue comme moi et était capable de reproduire des airs sans partition comme moi. Elle était diplômée du Conservatoire de musique de Nice. Elle a su me faire comprendre l’intérêt d’apprendre le solfège et de déchiffrer les partitions de musique classique. Puis elle m’a bien préparé pour les concours. J’ai ainsi réussi le concours d’entrée à l’École Nationale de Musique et d’Art Dramatique de Cachan où, par la suite, j’ai obtenu le premier prix pour le diplôme d’études musicales (DEM) à l’unanimité avec les félicitations du jury. Cette école avait été fondée par deux prodiges arméniens du piano, deux concertistes Rafi et Ani Petrossian.
Ani Petrossian m’a dit en me recevant pour la première fois : « Tu t’appelles Navaï, c’est un nom iranien. Sache que j’ai donné de nombreux concerts à Téhéran et à Chiraz. Alors viens d’abord dans mes bras avant de parler de piano ». Ce fut une professeure exigeante dont l’enseignement me fut très bénéfique.
En 2009 j’ai gagné un prix d’excellence au Concours International de piano Léopold Bellan. Et en 2016, j’ai été lauréat d’excellence au Concours International de Piano Les Clefs d’Or.
Vous jouez surtout de la musique classique. Pourquoi cet intérêt presque exclusif à cette musique à laquelle vous avez réservé des DVD réalisés par vous-même. Est-ce que la musique moderne ne vous tente pas ?
Je joue beaucoup de musique classique il est vrai. C’est dû au fait que j’ai reçu une formation classique. Mais la musique moderne me plaît aussi et j’ai joué avec beaucoup de plaisir le musicien Ligetti mort en 2006. Je joue également de la musique de jazz, car j’ai fréquenté dès mon jeune âge des pianos bar. Là, dès seize ans j’accompagnais des saxophonistes, des batteurs, des guitaristes ainsi que des danseurs de claquettes. C’est dans ces lieux nocturnes que j’ai développé le sens de l’improvisation. Il faut rappeler que bien des jazzmen ont une formation classique comme Keith Jarrett pour ne citer que lui.
Vous avez aussi des publications, pourrions-nous en savoir plus ?
J’’ai sorti en 2010 un CD qui comprend mes interprétations de Bach, Mozart, Beethoven, Chopin et Liszt, lequel a été publié aux Éditions Notes d’Azur à Nice. Puis un livre CD intitulé La mer des sons aux Éditions Carnets-Livres comprenant mes compositions personnelles et tout mon parcours musical. On y trouve entre autres une qui s’intitule À l’orientale. En fait même si j’ai eu une formation classique au départ, cela ne m’empêche pas d’être ouvert à d’autres répertoires comme celui des musiques du monde. Depuis douze ans, je joue essentiellement des morceaux persans sous la direction d’Arash Fouladvand dans l’Orchestre Philharmonique de Paris Est. L’Orient résonne aussi dans mon cœur…
Pourquoi d’après vous, malgré la modernité envahissante, la musique classique échapperait-elle toujours à la disparition ?
Parce que la musique classique est une musique très importante dont on ne pourra jamais taire la voix. Elle a créé trop de chefs d’œuvre dans le monde entier pour pouvoir disparaître. Pourquoi ? Parce ce qu’elle a beaucoup puisé son inspiration dans les folklores populaires ; et par là même elle touche au plus profond de l’âme humaine. Et cela, tous les artistes modernes l’ont compris. Il faut voir les nombreux emprunts qu’ils font à cette grande musique. Le cinéma, la publicité y puisent de nombreuses mélodies, de nombreuses reprises. Je me rappelle qu’une de mes amies qui disait tout haut détester la musique classique, me parla d’un film dont la musique était celle du Boléro de Ravel. Il a fallu que je lui apporte la preuve pour qu’elle me croit. Et l’hymne européen n’est-il pas l‘Hymne à la joie de Ludwig van Beethoven ? Comment oublier Mozart Chopin, Beethoven ou Vivaldi qui ont composé de merveilleuses symphonies. Celles-ci sont passées à la postérité. Il n’en est pas de même pour certaines musiques modernes. La modernité envahissante n’enlève rien à l’existence fondamentale de la musique classique.
Quand vous jouez du piano, on a le sentiment que vous êtes complètement absorbé au point d’être coupé de ce monde, déconnecté de la réalité matérielle et que vous planez loin. Est-ce là juste une impression que vous donnez à vos auditeurs et spectateurs ou une absorption réelle par cette musique supérieure ?
Dans un sens, c’est vrai que la musique est une absorption. Elle est tellement magique, elle a même un pouvoir magique. Il y a un côté que j’appellerai hors temps. Donc, sur le moment, je plane loin et je peux être un peu déconnecté de la réalité. Mais même si cela m’arrive, cela ne m’empêche pas d’avoir une grande conscience des choses de la vie de chaque jour. La passion étant là, les moments où je ne joue pas de musique, eh bien des pensées musicales viennent à moi. Ce que j’appelle la musique dans la tête. Mes pensées musicales restent toujours présentes, même lorsque je me repose ou que je dors. La musique est toujours en mouvement ; elle est toujours là et ne pourra jamais s’en aller, elle reste présente en moi. Si je ne joue pas de musique dans la matinée et une bonne partie de la journée, mes doigts s’agitent. Ils réclament leur instrument. C’est alors que je me dis que je vais faire de la musique car mes doigts sont en manque. La musique est un plaisir et une nécessité, elle vit en permanence dans mon cœur.
Outre le piano dont vous jouez merveilleusement, jouez-vous d’autres instruments de musique ?
Outre le piano, j’ai également appris le trombone au Conservatoire National et Régional de Musique de Boulogne-Billancourt. Avec cet instrument, j’ai joué dans divers orchestres dont celui d’Ars Fidelis avec Gabriel Drossart comme chef d’orchestre.
À la clarinette se trouvait mon ami Bernard Gazet qui organisa par la suite de nombreux concerts de musiques du monde dans des lieux divers et variés. Puis j’ai joué entre autres l’Arlésienne de Bizet. J’ai joué aussi le trombone avec l’Orchestre Philharmonique de Paris Est sous la direction d’Arash Fouladvand à l’Église Américaine de Paris. J’ai également joué de cet instrument au Conservatoire Darius Milhaud du quatorzième arrondissement de Paris, ainsi qu’à la Salle des fêtes de la Mairie du 19ème arrondissement de Paris. J’ai aussi appris le santûr, un instrument à 72 cordes, avec un maître traditionnel iranien qui exigeait de ses étudiants qu’ils regardent son jeu et qu’ils mémorisent les morceaux. Car il n’y avait aucun support, aucune partition. Ce fut un enseignement de poitrine à poitrine comme le dit l’expression. J’ai joué du santûr en 2011 à l’Auditorium de la Halle Saint Pierre de Paris pour accompagner des poètes, ainsi qu’à l’Institut du Monde Arabe à plusieurs reprises. Mais je dois vous parler de l’accordéon qu’on surnomme la boîte à frissons. Dans la rue Daguerre où j’habitais se trouvait une boutique d’accordéon Paris Accordéon.
Alors que je pratiquais le piano depuis quelques années, j’ai pris cet instrument dans mes bras et des mélodies en sont sorties comme par magie. L’accordéon m’a permis de jouer dans différentes fêtes de mon quartier comme celle du journal associatif La Page, d’animer des anniversaires ou des mariages. En plus du piano, c’est un instrument auquel j’ai recours pour faire des animations dans les maisons de retraite.
Mais il est temps que je parle du chant que j’avais étudié au Conservatoire Darius Milhaud dans le 14ème à Paris de neuf ans à onze ans. J’avais dû arrêter à cause de ma mue, pour le reprendre plus tard à l’espace André Malraux du Kremlin-Bicêtre. Une rencontre importante pour moi fut celle de la chanteuse lyrique Caroline Bibas. Alors que j’animais une soirée au Musée de la Fabuloserie en Bourgogne, elle vint me voir pour dire : « Votre voix est juste et possède un grand potentiel. Si vous le voulez, je peux vous donner des cours à l’Opéra Bastille où je travaille et me produis ». Fou de joie, j’acceptai immédiatement sa proposition et suivis deux ans de chant, ce qui permit à ma voix de s’envoler. Hélas la Covid a mis un terme aux cours de grande qualité.
Vous faites partie de ce qu’on appelle en France « les gens du spectacle ». Est-ce que la musique pour vous est seulement un hobby ou elle est aussi un métier ? Où réalisez-vous vos concerts ?
Oui effectivement je fais partie des gens du spectacle, j’ajouterai vivant. La musique pour moi est un métier. Et c’est pour cela que je travaille tous les jours, que je m’exerce au quotidien. C’est de plus une passion qui m’incite à travailler pour être toujours prêt à me produire. Mes premiers récitals de piano solo ont eu lieu à la Chapelle Saint Jean et à la Chapelle Saint Bernard de Paris. Puis j’ai joué dans des lieux prestigieux comme l’Église Sainte Croix des Arméniens où j’étais soliste pour interpréter le Concerto n°24 de Mozart avec l’orchestre Ars Fidelis. Je participe également depuis une dizaine d’années à la chorale Bahar ainsi qu’à l’Orchestre Philharmonique de Paris Est, où j’interviens souvent en tant que pianiste solo, comme à l’Église Saint Eustache, à l’Unesco et au Logan Hall à Londres. Dernièrement j’ai été le pianiste et l’accordéoniste de la Chorale Populaire de Paris à la Bourse du Travail, haut lieu des réunions syndicales, ainsi qu’à la Fête de l’Humanité. J’accompagne également à l’occasion des poètes et des comédiens au Théâtre Lucernaire et au Théâtre de l’Épée de bois.
Quelles sont vos horizons et vos programmes d’avenir ? Souhaitez-vous vous produire par exemple au célèbre Festival International des Musiques Symphoniques de El Jem, en Tunisie, lors de l’un des prochains étés ?
Ayant accompagné musicalement à la Médiathèque François Mauriac de Goussainville le conte Dalma et Nimrod Les amoureux du Danube, écrit par mon père, qui a remporté un beau succès, j’envisage de continuer à le faire vivre dans d’autres médiathèques ou bibliothèques de Paris, de la banlieue et de province. Je souhaite également jouer avec la chanteuse et poly-instrumentiste Marie Milliflore qui interprète un répertoire médiéval extraordinaire, voire participer à la réalisation d’un CD. Je voudrais aussi reprendre l’étude du chant d’opéra avec la chanteuse lyrique de l’Opéra Bastille, Caroline Bibas. Ayant rencontré lors de prestations aux samedis poétiques de l’Institut du Monde Arabe une violoniste classique Céline Boulben, nous prévoyons de donner des récitals dans divers lieux qui restent à définir. Il y a aussi un projet musical avec la joueuse de oud Marjane. En juin, je vais jouer à nouveau à l’Unesco et à Londres. Puis en juillet je suis censé partir à Avignon dans le cadre du théâtre en tant qu’intervenant. Mais je serai fort heureux de venir jouer en Tunisie au Festival des Musiques de Symphonies de El Jem si je suis invité.
La ville de Paris où vous vivez et donnez souvent vos concerts est-elle toujours propice aux musiciens classiques ? L’opéra par exemple continue-t-il à avoir le même essor et le même rayonnement? Y jouez-vous de temps à autre ?
L’opéra continue de fasciner les gens. Il suffit de constater l’affluence aux concerts donnés à l’Opéra Garnier ou à l’Opéra Bastille malgré le prix élevé des billets. Mais je dirais qu’il y a aussi beaucoup de musique classique sans opéra. Je donne des concerts classiques de temps à autre et il m’arrive d’y glisser des airs d’opéra comme le Mariage de Figaro de Mozart ou Faust de Charles Gounod dans de grands appartements parisiens fréquentés par des gens d’une certaine condition sociale ou dans certaines soirées. Mais je n’ai jamais encore chanté d’opéra dans des grandes salles. J’en chante avec beaucoup de plaisir dans des résidences médicalisées, ce qui plaît beaucoup.
Vous avez fait aussi avec votre père, votre mère et d’autres artistes un peu de théâtre musical où vous avez joué surtout de l’accordéon et du piano. Comment jugez-vous cette expérience ?
Avant de répondre à cette question, il faut préciser que j’ai suivi durant trois ans une formation d’art dramatique à l’ECAM qui dépendait de l’École Nationale de Musique et d’Art dramatique de Cachan. Là j’ai appris l’art de la diction, l’art de placer sa voix, l’art du déplacement sur la scène. Ainsi que du chant lyrique. Un jour Anne-Marie Bence, rédactrice de la revue littéraire Missives, a proposé à mes parents et à d’autres poètes d’adapter leurs écrits pour la scène et de m’en confier la partie musicale. C’est ainsi que je me suis produit à plusieurs reprises sur la scène du Studio Raspail qui était alors un théâtre parisien. Ce fut une expérience enrichissante qui me permit de faire de nombreuses rencontres artistiques.
Il y eut un gros travail pour se mettre tous au diapason. Heureusement Anne Marie se révéla une excellente metteure en scène. Puis j’ai rencontré Charles Piquion un conteur magnifique que j’ai accompagné sur la scène de divers théâtres. Et enfin tout dernièrement j’ai intégré la compagnie théâtrale Taureau par cornes dans laquelle j’interviens en tant que musicien et comédien avec des comédiens professionnels. Nous avons déjà interprété Situation poétique en Amérique de William Sorayan à l’amphithéâtre de l’Université de Paris 8, ainsi qu’au théâtre Philippe Gentil à Paris. Je suis également intervenu dans la pièce de théâtre Les sept vallées de l’amour dont la metteure en scène était Céleste Combes ; c’est une pièce inspirée de la Conférence des oiseaux de Farid-Ud-Din-Attar.
Certains de vos admirateurs vous considèrent comme un génie du piano, un virtuose, un pianiste d’exception. Comment trouvez-vous leur appréciation ? Avez-vous vous-même le sentiment d’être une exception ?
J’aime bien les considérations, les appréciations de mes admirateurs. Il faut dire que j’aime le public ; c’est avec lui, pour lui que je joue. Et lorsque les rangs sont remplis, cela me fait chaud au cœur. Lorsque j’ai passé le Concours International de Piano Léopold Bellan, je n’étais pas content qu’il n’y ait eu que les membres du jury présents dans la salle. Une salle comble, c’est un cadeau du ciel pour un musicien. Qu’on dise que je suis un génie, un pianiste d’exception ou un virtuose, je préfère retenir le mot virtuose car j’aime beaucoup sa sonorité. Il résume mieux ce que je suis. La la virtuosité s’obtient grâce à un intense travail quotidien.
Entretien conduit par Ridha Bourkhis
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