Un historien italien explique pourquoi l’Italie ne voulait perdre de vue sa colonie Tunisie. ?

Les mouvements migratoires en Méditerranée ont été multiples en Tunisie mais il y ait de ces migrations qui ont marqué son histoire telle l’invasion sicilienne au XIX siècle. Au début de ce siècle, le « bon français » se posait souvent cette question. Que puis-je faire pour le développement de notre grand Empire français en Afrique? Alfonso Campisi, Président Chaire Sicile pour le dialogue des Culture et des Civilisations, nous répond par une profonde analyse historique.

En ce moment là, la France se sentait menacée en Tunisie par un grand danger à savoir l’invasion sicilienne sur les côtes tunisiennes. En effet, au début du 19ème siècle, la Tunisie comptait 80.000 Italiens et 10.000 Français. De puissantes sociétés italiennes avaient acheté et alloti 18.000 hectares autour de Tunis en faveur de 15 à 20.000 colons Siciliens. Il y avait les Italiens partout et possédaient du sol en groupe compact. Ils cherchaient continuellement de nouvelles terres pour créer de nouveaux centres italiens. De récente conquête, la Tunisie de l’époque se prêtait le mieux au peuplement. Un territoire assez vaste que sept à huit départements français étaient semblable à la Provence ou au Languedoc. Les Italiens qui l’habitaient, s’étaient presque tous établis le long du littoral Bizerte /Zarzis où ils formaient des agglomérations très denses. L’intérieur du pays était relativement peu peuplé. Selon les autorités coloniales, on comptait à peine 7 à 8 habitants au kilomètre carré et le pays était divisé en grand domaine privé qu’on pouvait acquérir facilement.

On se rendait vite compte qu’il ne suffisait pas aux français d’avoir la propriété, d’avoir des soldats et des fonctionnaires, de tenir même tous les capitaux, il fallait avant tout avoir des milliers de familles et de cultivateurs français. Effectivement, dans tous les pays, la domination politique appartenait tôt ou tard à la race qui cultivera le sol. Le risque était de voir la domination politique échapper sûrement au protecteur français en Tunisie s’il laissait les Italiens s’emparer du sol, car être les administrateurs, les soldats, les riches capitalistes du pays, ne suffisait plus!

Souvenons-nous que jusqu’en 1896, l’Italie a combattu l’hégémonie française, sans vouloir reconnaître le protectorat français. Dans les conventions de 1896 qu’elle a signées avec la France, elle avait ouvertement reconnu la prépondérance politique de l’occupant sans toutefois renoncer pour cela à la Tunisie. Un ministre italien, Monsieur Nunzio Nasi, député de Trapani, le disait clairement dans un discours officiel, prononcé quelques mois après la conclusion du nouveau traité. Il avait affirmé que « le gouvernement italien ne perd pas de vue sa colonie italienne de Tunisie ». Depuis, les Italiens ont redoublé d’efforts pour acquérir la domination économique, s’emparer du pays par les soldats, et surtout par les paysans.

Les Français, se sentent alors un peu subjugués par les Italiens et particulièrement par les Siciliens, le plus gros contingent de la péninsule, et craignent qu’après avoir établi de belles routes, construit des ports, des chemins de fer, et édifié de superbes édifices publics, les Italiens seront 10 fois plus nombreux qu’eux et le pays leur appartiendra!
Il est vrai que le drapeau français était là, que la Tunisie était sous la protection des troupes françaises et de gendarmes, mais tout cela ressemblait au vin produit dans la régence qui portait une étiquette française, mais qui à l’intérieur était italien!
Selon les écrits de l’époque, « les Italiens, apparemment reconnaissent la domination politique française et témoignent la plus grande déférence en l’administration coloniale, mais tous leurs efforts étaient pour prendre en main la possession du pays. Jamais leurs progrès n’ont été aussi rapides et aussi effrayants ».

L’occupation de la Tunisie, a été considérée par les Italiens une conquête faite à leur pays jamais acceptée ni tolérée. Tout au début du XIX siècle, Tunis voulait construire un hôpital exclusivement italien. En quelques mois seulement, 120.000 francs nécessaires à sa construction, avaient été réunis. Roi, ministres, bourgeois ou peuple, tous, ont envoyé leur souscription… mais, c’est surtout en Sicile, à Trapani, à Marsala et à Palerme qu’on s’intéressa particulièrement à la Tunisie. La machine du système de colonisation a désormais commencé. Autrefois, les Siciliens venaient isolément en Tunisie, ouvriers, terrassiers, petits commerçants… ils s’établissaient comme ils pouvaient, séparément sans aucun lien entre eux. La « colonisation » des bourgeois Siciliens qui ont acheté d’immenses domaines sur lesquels ils établissaient leurs compatriotes en masse compacte a été installée. Dès que les Siciliens achètaient une terre, ils expulsaient aussitôt l’indigène et le peuple avec leurs nationaux.

Sur toutes les routes qui convergent vers Tunis, les Siciliens occupaient déjà des positions de premier ordre. 7000 hectares sur celles qui conduisent à la frontière algérienne, 8000 hectares sur celle de Zaghouan, 7000 autour du golf d’Hammamet, plage si favorable au débarquement de « l’ennemi » sicilien.
Autour de Bizerte, les Siciliens possédèrent déjà plusieurs milliers d’hectares et souvent entraient en pourparler avec de riches israélites qui leur vendront probablement tous les domaines de la région de Mateur, d’environs 3000 hectares. A la fin du XIX, le mouvement de « colonisation italienne » est à peine à ses débuts, partout dans le pays, des agences italiennes parcourent la Tunisie à la recherche des propriétés à vendre, ils offraient des prix très élevés pour des domaines bien situés et possédaient déjà sur Tunis entre 50 à 60000 ha.
Comme les Siciliens se livraient tous à la culture de la vigne, culture intensive par excellence, (un hectare de vigne pouvait faire vivre une famille de 7 à 8 personnes), les Français craignaient ainsi que les Italiens puisse posseder bientôt les terres nécessaires pour installer les 100.000 paysans, surtout que les Siciliens arrivaient déjà en masse. Chaque bateau de Sicile en amenait plusieurs centaines.

D’après le recensement de 1898 effectué par la police coloniale, les Siciliens étaient au nombre de 64000, et en moins de deux ans ils étaient passés à 80000… La régence se demandait alors « mais que font-ils ces Siciliens en attendant le produit de la vigne qui n’arrive qu’à la quatrième année? »
La société « Canino &Co », tenue par un professeur de Trapani, en 1890 a déjà acheté trois grands domaines de 3800 hectares à 26 km de Tunis, 1000 hectares à égale distance entre Hammamet et Zaghouan, et un troisième domaine de 600 hectares sur la route d’Hammamet. La société dispose d’un capital de 2.500.000 francs. Les Français, très inquiets, se demandait alors qui fournirait les capitaux considérables nécessaires au fonctionnement de ces sociétés?
Tout le monde savait qu’en Italie, en Sicile surtout, les capitaux disponibles étaient excessivement rares. Les Français trouvèrent très louche, que pendant 15 ans, les Italiens n’avaient pas acheté de terre en Tunisie et que d’un coup ils en achetèrent de tous les côtés. On vit surgir des maisonnettes occupées par des Siciliens. Un coiffeur trouva le capital nécessaire pour établir une famille de paysans, et parfois des milliers de personnes s’installaient.

La compagnie Florio- Rubattino, a vendu à la compagnie française  » Bône et Guelma » pour 7.500.000 francs le chemin de fer de la Goulette, elle l’avait achetée en 1880 avec une garantie d’intérêt de l’État italien. Cette somme sera consacrée à la petite colonisation italienne. C’est la Maison Florio qui a déposé dans les banques de Tunisie les sommes nécessaires pour l’achat des grands domaines. C’est en effet le richissime homme d’affaires italien Ignazio Florio, qui a donné l’élan à la petite « colonisation » sicilienne.
Le gouvernement italien assurera de la manière la plus formelle, ses nationaux à ce mouvement et en 1880 il accordera secrètement une garantie d’intérêt à la même compagnie Florio pour qu’elle achète le chemin de fer de Tunis à la Goulette, même si le gouvernement italien s’était engagé à ne pas y intervenir. La Compagnie Florio, recevait une subvention annuelle de 8 à 9 millions de francs pour ces diverses lignes de navigation entre l’Italie et la Tunisie. Ce qui est indiscutable, c’est que de puissantes influences ont fourni tout d’un coup aux Italiens de Tunisie les capitaux nécessaires pour poursuivre sur une longue échelle la création de villages agricoles.

En 1920, les Siciliens étaient 4 fois plus nombreux que les Français, à peine 20000 pour 80000 Italiens. Ce qui en résulte c’est que l’élément français est isolé pour ainsi dire au milieu des Siciliens. Dans les cafés, dans les rues, dans les tramways, en chemin de fer, partout on entendait parler que l’italien. Ces derniers avaient à leur tête une classe dirigeante très unie et très intelligente. Avocats, médecins, architectes, commerçants, ou grands propriétaires, tous avaient un patriotisme des plus ardents.
Dans toutes les villes les écoles italiennes étaient florissantes. Les Italiens avaient leurs sociétés de secours mutuels, leurs sociétés de musique ou de gymnastique. A Tunis il existait une douzaine d’associations italiennes très prospères.

Depuis 3 ans les associations qui végétaient, auraient pris une nouvelle vie, d’autres ont été fondées telle la Société patriotique militaire par exemple, ou encore la Dante Alighieri, qui a pour but, selon les français, de « soustraire les enfants à l’influence étrangère », datent de 1897, ou encore la Société de bienfaisance italienne, la Banque Populaire créées en 1899.
La Régence se posait par conséquent un problème insurmontable vis à vis de la présence italienne de Tunisie, c’est à dire comment une communauté de 20 mille français dont 10000 sont des fonctionnaires peu attachés au pays, puissent assimiler 100 mille italiens si fortement organisés?

La situation était d’autant plus catastrophique dans les campagnes, où l’on trouvait à peine 2000 français sur 25 à 30.000 Siciliens formant des groupes compacts de 5 à 6000 habitants. On voyait très difficilement comment l’influence française pouvait pénétrer l’élément italien, une situation très grave pour le protecteur car chaque année plusieurs milliers de paysans Siciliens prenaient possession du sol comme propriétaires ou comme fermiers.
Voilà le danger que les autorités coloniales de l’époque devaient conjurer pour faire de la Tunisie une terre française. Il était urgent d’introduire des milliers de paysans français tout en repoussant cette invasion sicilienne. Mais le danger était-il vraiment à leurs portes ?

Pr. Alfonso CAMPISI
Université de la Manouba
Président Chaire Sicile pour le dialogue des Culture et des Civilisations

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