Comprendre l’intraduisible selon Adem Fathi et l’ambassadeur de Roumanie

Une rencontre intellectuelle d’une rare intensité s’est tenue à la Bibliothèque nationale de Tunisie autour du thème « Cioran et la langue de l’autre », à l’occasion de la parution en arabe de l’ouvrage « Ettirafat wa la‘anat » (Aveux et anathèmes) traduit par Adem Fathi. L’espace a résonné de la voix de Cioran, sous le haut patronage de Son Excellence l’Ambassadeur de Roumanie en Tunisie, M. Valentin Ciprian Muntean. Cette  conférence-débat a réuni diplomates, universitaires, écrivains et amis des lettres.

La rencontre fut enrichie par la présence de Simona Modreanu, universitaire et grande spécialiste de Cioran, et de la conférencière roumaine Raluca Dimian, qui assura la modération avec une sensibilité tout en nuance. Cioran, cet exilé volontaire, fit en 1947 le choix d’abandonner le roumain, sa langue maternelle, pour écrire en français. Ce geste, bien plus qu’un changement d’idiome, fut une rupture ontologique, une naissance secondaire qu’il décrivait comme une « camisole de force » imposée à son tempérament rebelle. Car pour Cioran, « on n’habite pas un pays, on habite une langue ». La langue devient dès lors demeure et exil, blessure et refuge, instrument de pensée et territoire intérieur. 

Poète avant tout, Adem Fathi ne traduit jamais au hasard. Il choisit ses textes comme on choisit ses amours : avec exigence, fidélité et vertige. Traducteur de plusieurs ouvrages majeurs, il avoue avoir trouvé en Cioran une fraternité spirituelle. La philosophie du penseur roumain, cette lucidité qui glorifie la chute et fait de l’échec une chance,  l’a profondément marqué. Certaines phrases de l’auteur résonnent en lui comme des vérités tragiques, telle celle-ci, qu’il cite souvent : « Toutes les eaux ont la couleur de la noyade. » Dans la langue arabe, ces mots prennent une densité nouvelle, une musicalité plus charnelle, presque méditative. La traduction d’Adem Fathi devient alors un pont entre deux humanités, une traversée où le traducteur, à son tour, habite la langue de l’autre pour y déposer sa propre lumière.

Traduire Cioran, c’est affronter le vertige du sens, c’est approcher le silence par les mots, c’est écrire en écho à l’abîme. À travers cette œuvre, Adem Fathi ne transpose pas simplement une pensée : il la réinvente dans l’espace intérieur de la langue arabe, lui donnant une autre respiration, une autre résonance, fidèle à l’esprit mais infidèle à la lettre — comme le voulait Cioran lui-même.

Ainsi, cette fin d’après-midi fut bien plus qu’un hommage littéraire : un dialogue entre langues et solitudes, entre mémoire et modernité, entre la lucidité d’un penseur et la ferveur d’un poète.

De la Roumanie à la Tunisie, de la langue française à la langue arabe, la pensée de Cioran poursuit sa migration — fidèle à elle-même, insoumise, toujours en quête d’un lieu où habiter.
Et c’est peut-être dans cette traversée des langues que réside, encore une fois, la véritable patrie des poètes.

Nadia Ayadi

 

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