Le rêve troublant de la petite fille du dernier Bey de Tunis

Salwa Bey, la toute dernière petite fille de Lamine Bey, garde en elle des blessures toujours béantes malgré les années. Elle a toujours voulu écrire son histoire et celle de sa famille dans un livre qui ferait sans doute le deuil d’un terrible vécu. Ce livre n’a jamais pu encore voir le jour. Puis, elle fit un rêve. Elle se confie :

« Depuis des années et malgré mon jeune âge j’ai voulu écrire ma pénible histoire… Les jours, les mois, les années et puis l’oubli s’est installé.. Quelques années plus tard, j’avais fait un rêve. Je me trouvais au palais beylical d’où on m’avait fait sortir pieds nus. La salle du trône était vide et sans mobilier. J’ouvrais une porte fermée qui donnait sur le salon personnel de Sidi Lamine Bey. Et je retrouve toute ma famille disparue avec mon grand père sidi Lamine au centre. Je me dirige vers lui. Il m’arrêta d’un geste de la main et me dit: Mais où est le livre que tu devais écrire ? ». Jusqu’ à ce jour, je ne trouve pas de réponses à la question. Est-ce que je réaliserai un jour la volonté de mon grand père? Inchallah !

Je voudrais écrire et éterniser l’histoire d’une jeune fille de 15 ans et demi et tout ce qu’elle avait subi et enduré depuis le 25 juillet 1957. .Cette fillette était simple, gentille, aimait son entourage, et ses camarades de classe. Elle était demi pensionnaire et si aimée par ses camarades. Son seul tort était sans doute d’être la petite fille du dernier Bey de Tunisie.

Depuis cette date, c’est la descente aux enfers…Elle s’est retrouvée, une semaine après ce maudit jour, dans la rue avec sa famille. Rejetées par les uns et aimées par les autres. Elle a dû à cet âge surmonter les affres et les douleurs de la vie. Elle avait quitté son palais avec sa mère, sa sœur et ses deux frères. Le plus jeune avait six ans. Ils se sont retrouvés dans une modeste maison froide, vide et dégarnie de meubles. Durant une semaine cette famille dormait par terre sur des cartons que sa mère avait demandés à l’épicier du coin.
Les voisins émus avaient donné un petit gaz, des matelas, une table et des chaises. Un ami à mon père d’origine maltaise avait payé le loyer durant huit mois.

Quelque temps plus tard, la maison avait été vendue et le nouveau propriétaire avait été d’une gentillesse extrême. Il nous avait permis d’y habiter sans payer de loyer. Ne voyant rien de mieux venir, qu’un droit à un huissier notaire qui nous a mis dehors avec tout ce qu’on avait pu avoir. Le pire serait arrivé si ce n’est qu’une grande actrice nommée Dalila Rochdi qui nous avait accueilli en ouvrant les portes de sa maison pour abriter nos bagages. Nous avons laissé nos maigres avoirs et nous nous sommes dirigés chez des parents. Une tante : Lella Soufia et son mari sidi Ahmed Kassar. Nous étions cinq avec notre mère et ils étaient quatre. Nous nous sommes retrouvés à neuf dans deux pièces. A cette époque, notre père séjournait à la prison civile.

Je suis allée voir le maire de Tunis, sidi Ahmed Zaouche, le cœur brisé. Je lui avais demandé la permission de voir mon père en prison. Il fut surpris de voir cette frêle fillette et me répondit qu’il fallait faire une demande par écrit. J’avais quitté son bureau encore plus triste. Ne perdant pas espoir de revoir mon papa, j’avais le soir même arraché une feuille de mon cahier de classe sur laquelle j’avais écris : « je voudrais rendre visite à mon papa en prison ». Emu sans doute, le maire avait délivré une autorisation de visite. J’avais même su par la suite qu’il avait pleuré à chaudes larmes. Avant de pénétrer la prison, mon petit frère de six ans était pâle et tremblait de peur ! Je me souviens même qu’on lui avait pincé les joues pour que mon père ne remarque ni la pâleur ni les conditions dans lesquelles nous vivions.

J’’avais repris l’école, le seul petit bonheur de reprendre le tramway avec mes camarades, sans surveillance beylicale, sans grosses voitures… et quelque part heureuse de vivre comme le commun des Tunisiens. Mais un choc m’attendait à la rentrée scolaire. Je fus convoquée par Mme la censeur qui me dit sévèrement : « quel est votre nouveau nom de famille ? Hésitante, je répondis : « Ben Lamine. » Et puis un autre gros souci m’attendait à la maison. Il fallait acheter les fournitures scolaires et les cartes de tram pour la famille. Malgré l’aide de ma tante, la princesse Zakia qui nous avait toujours aidés, ce fut impossible. C’est alors que j’avais décidé de donner une chance à ma sœur et mes deux frères. Je suis restée avec ma mère à la maison. Elle faisait tout pour permettre à la famille de vivre décemment. Un jour, elle n’arriva plus à joindre les deux bouts. Elle n’hésita plus à demander audience à Wassila Bourguiba. Cette dernière avait recommandé à ma mère de me faire travailler.
J’avais alors quitté l’école et j’ai travaillé comme saisonnière dans les travaux publics durant trois mois. Nous avons pu louer un petit logement à la rue des orangers à St Henri « Bouchoucha » actuellement.

J’étais déjà fiancée et mon fiancé était parti pour l’école militaire d’administration à Montpellier en France. Il était revenu en juin 1959 et fut muté à Sousse avec le grade de lieutenant.
Tous les mois il me donnait sa paie. Il me disait que le jour où il y aurait assez d’argent, notre mariage pourrait avoir lieu. C’est lui et uniquement lui qui a été mon plus grand réconfort et soutien ainsi que pour ma mère et mes frères.

Mon père fut libéré le 20 mars 1959. Il avait erré longtemps dans le Grand Tunis. Certains amis fidèles l’avait reçu à bras ouverts, d’autres par peur ou par lâcheté l’évitaient.
Ma tante Zakia lui avait été d’un grand secours. « Alf Rahma aliha ». Parmi les personnes que je n’oublie pas : Les Drs Moatti, Lelouch, Debbach, Scialom et le grand Edmond Bessis. Je recevais de leurs parts une enveloppe tous les mois. Paix à leurs âmes.

Le jour J de mon mariage est arrivé. C’était un 14 avril de l’année 1962. J’avais habité à Sousse. Deux jours avant le mariage, nos voisins les Falah, les Mahjouba et Lella Fadhila m’avaient organisé une petite « outia ».
Ce mariage avait regroupé nos deux familles à l’hôtel de France prés du marché central.
Quatre mois après, mon mari fut muté à Remada à l’extrême sud tunisien. Une punition sans doute pour avoir osé un mariage avec une fille de Bey. Je l’avais suivi et j’étais la seule femme d’officier sur place. Aucune autre n’a pu supporter vivre à Remada. Quant à moi qui ai vu pire, j’accompagnais mon mari en plein Sahara tous les mois dans tous les postes. Il était le trésorier. Je préparais le couscous aux soldats et ils mangeaient avec les mains. J’avais appris avec eux, la sincérité, l’honnêteté, la droiture, le respect et la dignité ! J’ai vécu ainsi durant deux longues années que je n’ai jamais regrettées.

Depuis cette histoire, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts. Aujourd’hui, grâce à notre couple qui a défié toutes les vicissitudes de la vie; nous sommes arrivés à fonder une famille digne et avons transmis à nos enfants les valeurs héritées.

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